V. GÉOGRAPHIE, AIRE D’EXTENSION ET BERCEAU
1. L’AIRE D’EXTENSION ANTIQUE.
La géographie du monde celtique est ainsi facile à décrire, du moins tant que l’on s’en tient aux généralités. Un premier centre d’expansion, après le stade des invasions indo-européennes théoriques, a été l’Europe centrale, et plus particulièrement la Bohême, à la jonction des époques de Hallstatt et de La Tène. Les ultimes mouvements dans cette région ont dû être contemporains de la conquête romaine du Norique (en Autriche) et de la Pannonie (en Hongrie). On trouve en tout cas des traces indiscutables de la présence des Celtes dans tout l’ouest et le sud de la Pologne, en Hongrie et dans les Balkans où la progression s’est faite suivant l’axe du Danube. Il est inutile d’insister ici sur l’invasion de la Grèce en 289 avant J-C. ou la prise de Rome un siècle auparavant.
Mais le principal habitat celtique, de la période de Hallstatt à la fin de celle de La Tène, a été la Gaule proprement dite, de la Manche à la Méditerranée, de l’Atlantique aux Alpes et au Rhin, et c’est de ce pays que Tite-Live, transposant en histoire le mythe du ver sacrum d’Ambigatus au VIe siècle avant notre ère, fait partir les vagues d’invasion qui recouvrirent la Forêt-Noire et l’Italie du Nord.
Quoi qu’il en soit l’invasion celtique a très vite touché la péninsule Ibérique, l’Italie du Nord, le sud de la France, toutes les régions rhénanes, de la Suisse aux Pays-Bas et, à partir de la Belgique probablement, les îles Britanniques qui devaient devenir ultérieurement l’ultime refuge de la présence celtique.
Les derniers mouvements se sont accomplis à la lumière de l’histoire. Quand César a conquis la Gaule, des peuplades belges venaient de s’installer en Grande-Bretagne : le souvenir était tout frais, à deux ou trois générations de distance et il est des noms de peuples et de villes qui se retrouvent des deux côtés de la Manche. Les récits irlandais parlent assez fréquemment des Galeoin établis dans le Leinster et qui servent de mercenaires à Medb, la célèbre reine du Connaught, en lutte contre l’Ulster. Leur nom a-t-il un lien avec des Galli venus là courir l’aventure après la conquête de leur pays par César ? Qu’il le soit ou non, la notion géographique de « Gaule » (et du vin qui en provenait) n’était en tout cas pas étrangère aux Irlandais. Soit directement, soit par l’intermédiaire de la Bretagne insulaire, il y a eu des relations suivies entre les deux pays et elles n’ont pas cessé à l’époque romaine.
Les Grecs et les Latins nous ont fait assister d’autre part aux incursions celtiques en Italie et dans les Balkans. Il y a du matériel celtique en Pologne, en Roumanie, en Yougoslavie, en Bulgarie ; des traces celtiques jusqu’à Odessa. Puis un mouvement ultime a modifié la carte linguistique et politique de l’extrême ouest européen : c’est l’immigration bretonne en Armorique, imposant à la péninsule un nouveau nom et une nouvelle langue. On n’a d’ailleurs pas fini de discuter des conditions, de la date, des causes et de l’ampleur de cette immigration.
L’étendue géographique du monde celtique s’est donc considérablement réduite depuis l’antiquité : il y a des pays celtiques actuels, mais il y a aussi (et l’étendue en est bien plus grande) des pays qui ont été autrefois celtiques, du Tage au Danube et de la Gaule cisalpine à l’Ecosse, avec la conscience d’une certaine unité. À son apogée le domaine celtique recouvre :
– La péninsule Ibérique presque tout entière, à l’exception du sud-est, au pouvoir des Carthaginois, et du nord-ouest où subsistent les anciens occupants, Ibères, Lusitaniens, ou bien les ancêtres des Basques.
– La Gaule, partagée en trois grandes régions :
. L’Aquitaine, où des noms de lieux tels que Burdigala (Bordeaux) et des théonymes pyrénéens ne s’expliquent pas par le celtique mais où la part du celtique est, sinon prépondérante, du moins très importante ;
. La Celtique proprement dite, de la Garonne à la région parisienne et de la Méditerranée à la Manche ;
. La Belgique, de la Marne au Rhin, beaucoup plus grande que la Belgique moderne : elle englobe aussi une large part des territoires rhénans.
C’est en Gaule que, parmi tous les pays anciennement celtiques, la densité des traces toponymiques est la plus grande : presque toutes les grandes villes de France, pour ne rien dire de milliers de localités moins importantes, portent des noms d’origine celtique.
– De vastes territoires de :
. l’Allemagne du Sud |
Wurtemberg, Bade, Bavière |
. l’Autriche
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Carinthie, Styrie, Haute-Autriche, Vorarlberg ;
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. la Suisse. |
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Il est certain que la romanisation a été lente et superficielle dans beaucoup de régions alpines d’accès malaisé, aux communications difficiles. Les populations de ces régions ont passé directement du celtique au germanique à l’époque des grandes invasions. C’est ce qui explique le nombre relativement élevé de toponymes celtiques conservés, avec des traits de phonétique germanique, en Autriche, en Suisse et dans le sud de l’Allemagne.
Il est probable aussi que les Celtes qui ont colonisé l’Allemagne, ceux dont la présence est attestée en Pologne, en Hongrie et en Roumanie, peut-être même ceux qui, par la vallée du Danube, ont fait irruption dans les Balkans pour aller s’établir en Asie Mineure, en Anatolie, venaient d’Europe centrale. Plus les recherches avancent ou se précisent et plus la part des Celtes grandit dans l’archéologie de l’Europe orientale.
– les îles Britanniques, Grande-Bretagne et Irlande, que les Celtes ont occupées entièrement depuis les temps les plus reculés de la protohistoire jusqu’au haut-moyen-âge et qu’ils occupent encore en partie. C’est seulement aux Ve-VIe-VIIe siècles de notre ère que l’invasion anglo-saxonne les a repoussés dans les montagnes d’Écosse et du pays de Galles. Malgré de longues vicissitudes l’Irlande a finalement résisté à l’annexion politique et à l’assimilation.
En résumé ce sont les trois quarts de l’Europe qui, à un moment quelconque de la protohistoire ou de l’histoire la plus ancienne, ont été celtisés. En beaucoup d’endroits les Celtes n’ont fait que passer, ou bien ils ont été rapidement recouverts par une autre vague d’invasion, ou bien ils ont été absorbés par une population autochtone et c’est le cas de l’Europe centrale et danubienne. Mais en Europe occidentale leur établissement a été durable. Il n’est guère, en France, de frontière provinciale ou départementale, ou épiscopale, qui n’ait une ancienne justification remontant, à travers les temps médiévaux, jusqu’à la période gauloise. Sur la côte méditerranéenne où les établissements celtiques ont été moins denses, d’autres populations ont pu subsister, ou cohabiter (tels les Grecs de Marseille !), au prix de compromis, d’arrangements, d’influences ou d’alliances qui ont parfois abouti à de nouvelles ethnies ou, à défaut, à de nouvelles dénominations : Celtibères en Espagne, Celto-Ligures en Provence et dans les Préalpes.
2. LA NATIONALITÉ : CELTES ET GERMAINS.
Mais comme la notion de nationalité est toute moderne et que, sur ces époques lointaines, les documents sont très imprécis, il nous faut nous contenter d’une grande marge d’approximation. Sur les confins celto-germaniques on ne sait pas toujours très bien où commencent les Celtes et où finissent les Germains. Il n’y a pas, cependant, en dehors de la parenté indo-européenne première, de communauté linguistique ou culturelle celto-germanique. D’après César les Belges sont les plus farouches des Gaulois : ils habitent très loin de la Narbonnaise, explique-t-il, et les marchands les atteignent rarement pour leur proposer le confort et le luxe propres à amollir les courages. Mais il fait état aussi de mouvements anciens de tribus germaniques en direction de l’ouest et son intervention officielle en Gaule a lieu à l’appel des Éduens qui voulaient se défendre contre les Séquanes alliés aux Germains d’Arioviste. Or, pour négocier avec Arioviste, il fallait parler, non pas germanique, mais gaulois.
On peut certes penser que les Anciens n’y regardaient pas de si près, les Celtes et les Germains n’étant que des barbares. César a cependant passé plusieurs années en Gaule ; il n’a pas appris la langue (lui-même, on l’oublie trop souvent, parlait plus volontiers grec que latin, comme tous les autres Romains cultivés) mais il a été capable de faire la distinction ethnographique. Cinquante ans plus tôt, lors de l’invasion des Cimbres et des Teutons, c’est encore en gaulois que l’on s’adresse aux envahisseurs, dont tous les chefs portent des noms celtiques. En outre le nom des Cimbres s’explique assez bien par la comparaison de l’irlandais cimbid « voler » et on a expliqué, trop facilement peut-être, le nom des Teutones par le celtique touta / teuta « tribu ». On se perd en conjectures sur le mystère de ces circonstances linguistiques de l’ancienne Europe préromaine.
Il n’est sans doute pas indispensable de recourir à l’hypothèse – qui a été émise très sérieusement – que des celtophones de l’antiquité pouvaient ne pas être des Celtes mais des peuples soumis contraints d’apprendre le celtique en lieu et place de leur langue nationale (appliquée à notre époque une telle hypothèse serait miraculeuse en Irlande ou en Bretagne. Et que dire de l’Afrique noire ou des Indiens d’Amérique !). On est bien obligé, dans ces conditions, de s’en remettre au compte rendu de César qui explique que les Gaulois ont jadis été supérieurs aux Germains, non seulement en civilisation matérielle et en culture intellectuelle, mais aussi en courage et en vertu militaire. Les langues germaniques montrent à l’analyse une structure très différente de celle des langues celtiques, mais les emprunts de vocabulaire à date ancienne concernent des notions aussi fondamentales du droit et du gouvernement que l’empire (Reich) ou la fonction administrative de Yambactus gaulois (Amt).
Ce chapitre délicat des relations antiques des Celtes et des Germains pendant le millénaire précédant notre ère a été scientifiquement faussé et empoisonné – le mot n’est pas trop fort – par l’antagonisme franco-allemand entre 1870 et 1945. Les uns lisaient César, qui ne dit guère de bien des Gaulois mais les considère comme supérieurs aux Germains quant à la civilisation et à la culture (avec le Suève Arioviste les émissaires de César négocient, non en langue germanique, dont les Romains ne savent pas un mot, mais en gaulois !) ; les autres lisaient Tacite qui, par comparaison avec la corruption romaine, décrit des Germains vertueux et courageux. Mais les uns ont perdu leur langue dans le naufrage de la Celtie indépendante et les autres l’ont gardée à travers l’écroulement de l’Empire. Les savants français, entre 1870 et 1914, se sont plu à insister sur l’infériorité intellectuelle des Germains dont les Gaulois, ancêtres des Français, auraient été les « instituteurs ». Les savants allemands, entre 1919 et 1940, ont exalté les rudes vertus germaniques de courage guerrier et de pureté morale en opposition à la dégénérescence des Celtes romanisés. Mais il ne faut jamais traiter les faits historiques en fonction des préoccupations ou des passions de l’heure présente et toutes ces polémiques portent depuis longtemps le poids de leur désuétude.
La confusion des Celtes et des Germains a été, dans toute l’antiquité, si complète, qu’il n’y a jamais eu de « Celto-Germains » : le terme générique κελτoί ou Celtæ s’applique, avant César, aussi bien aux uns qu’aux autres. Il a été consacré une quantité notable d’études à l’examen des correspondances germano-celtiques (limitées essentiellement au vocabulaire) mais on n’a pas encore pris la mesure exacte de l’influence celtique sur le germanique jusqu’au premier siècle avant notre ère (à supposer qu’on ait les moyens de le faire). Il est permis de penser que les Anciens s’y sont souvent trompés, s’agissant de barbares, et ils ont pris presque immanquablement chaque fois les Germains pour des Celtes. Car ils ont toujours eu, quand cela était à leur portée, le souci de l’identification précise, exprimée en ce qui concerne les Celtes, par des dénominations mixtes : Celto-Grecs, Celto-Thraces, Celto-Scythes, Celto-Ligures. De telles dénominations ne correspondent pas chaque fois à une réalité concrète et elles traduisent surtout, à la frange du monde celtique, non pas tant des fusions ethniques que des compromis culturels, des contacts de langues et de civilisations.
L’ampleur du fait celtique et son importance considérable dans les origines de l’Europe incitent donc à la prudence dans l’application des concepts de culture et de nationalité. Tout cela est indissolublement lié à la langue. Mais la langue n’apparaît pas dans les fouilles de l’archéologie protohistorique. C’est à l’historien, s’il le peut, quand il le peut, comme il le peut, de faire la synthèse.